Centenaire de « Psychologie des foules et analyse du moi »

Webinar du 23 avril 2021

 

L’essai intitulé « Psychologie des foules et analyse du moi » n’a pas eu l’influence qu’il méritait, car la lecture de la psychanalyse en terme politique au cours du siècle dernier a été dominée par le freudo-marxisme. Et, comme cela apparaîtra clairement, ce texte de Freud ne sert pas le freudo-marxisme.

Freud semble ici reprendre un thème qui questionnait déjà le monde antique : est-ce que la rationalité des individus pris de manière individuelle est meilleure que la rationalité des Massen, des groupes ou des entités collectives, ou bien est-ce le contraire qui est vrai ? La théorie selon laquelle chaque individu, rationnel s’il est pris de manière individuelle, perd la tête lorsqu’il fait partie d’une entité collective, s’est toujours opposée à la théorie selon laquelle une entité collective est capable d’une rationalité supérieure par rapport à celle de chaque individu.

Le principal représentant de cette seconde thèse est Hegel, pour qui l’Esprit Objectif (Objektive Geist), l’« esprit dans la congrégation », exprime une Raison supérieure à celle de chaque sujet. Quant à la première thèse – qui s’exprime dans un profond mépris aristocratique pour « les foules » – l’un de ses représentants les plus connus est Gustave Le Bon, auquel Freud fait référence. Ici la foule est assimilée au troupeau. Mais Freud s’écarte fortement de cette opposition traditionnelle. Et à l’image du troupeau substitue la figure de la horde.

En fait, Freud ne s’intéresse pas à la société dans son ensemble, mais à la dimension politique des masses ou des foules. Dans les termes de Max Weber, Freud ici s’occupe des foules animées par des chefs charismatiques.

Freud cherche à rendre compte du fait que toutes les entités collectives– de la foule improvisée pour prendre une boulangerie d’assaut à des foules extrêmement structurées comme l’église ou l’armée – ont pour point de départ Éros, à savoir les pulsions. Ce texte est conçu et écrit avec l’essai Au-delà du principe de plaisir, et il doit être considéré comme une première application de cet essai. C’est-à-dire qu’une entité collective est le produit d’Éros, de l’impulsion qui pousse les individus à se lier les uns aux autres. Lorsqu’une entité collective se désagrège, Thanatos lui succède et les individus se dénouent.

Or, le point primordial chez Freud est que ce lien érotique s’opère toujours grâce à un leader, un Führer. À l’époque le terme Führerne possédait pas la connotation sinistre qu’il a pour nous désormais, mais, de fait, si l’on en juge après coup, l’on peut dire que Freud décrit de fait toute entité collective comme fasciste. Car toutes les entités collectives sont fondées sur un processus grâce auquel un objet extérieur prend la place de l’Idéal du Moi en devenant par cela même le Führer. Toutes les entités collectives se basent sur une aliénation partagée : ce qui nous unit est le fait d’avoir le même leader. En définitive, il n’existe pas d’entité collective anarchiste : une bande d’anarchistes doit avoir un Führer pour pouvoir fonctionner même en tant que bande.

Il est évident qu’à l’époque, Freud ne pouvait parler de fascisme, étant donné qu’en 1921 ce dernier ne s’était pas encore affirmé. Mais si on lit attentivement le schéma d’aliénation du groupe que Freud décrit, l’on conviendra que c’est, au fond, une description précise de ce que nous appelons le fascisme:

On pourrait dire alors que, selon Freud, le fascisme est une sorte de degré zéro de la groupalité, ou, si l’on veut, que le fascisme est la forme de collectivitéessentielle.

L’objet extérieur est la personne qui deviendra Führer dans la mesure où elle remplace un objet idéalisé, c’est-à-dire, de manière paradoxale, que, pour Freud, l’entité collective se construit toujours de manière narcissique. Le narcissisme est précisément le remplacement de l’amour objectal par quelque chose d’idéalisé, qui, toujours pour Freud, est avant tout une idéalisation de soi. Ce n’est ainsi pas un hasard si Freud oppose à l’entité collective le couple amoureux, qui est à la fois une menace et une limite à cette éroticité collective : car le couple amoureux n’est pas narcissique. Ainsi, si le couple amoureux – Paolo et Francesca, Roméo et Juliette – est l’épitomé d’Eros, le couple érotique est une menace mortelle pour la Foule, pour l’entité collective. Le couple est toujours centrifuge par rapport à l’Eros de la Foule : de manière paradoxale, l’Eros sexuel tend à détruire le lien érotique d’une entité collective.

 

Par contre, Freud décrit l’hypnose – qu’il avait lui-même pratiquée durant des années – comme une foule à deux. Ce qui signifie de manière très simple que pour lui toutes les entités collectives sont hypnotiques. « Un groupe est un rêve », disait Jean-Bertrand Pontalis. À l’encontre de ses prédécesseurs, Freud ne veut pas dénoncer les groupes comme des sommeils de la raison, il veut plutôt dire que les groupes sont une forme d’hypnose et que dans l’hypnose il y a toujours un hypnotiste qui commande. De cette façon, Freud apporte une innovation totalement nouvelle par rapport à la tradition précédente qui basait les entités collectives sur l’imitation réciproque entre ses membres. L’essentiel n’est pas l’imitation réciproque (contrairement à l’hystérie), les entités collectives ne sont pas hystériques, elles sont fascistes : elles sont toujours hypnotisées par un Führer.

L’on objectera que ce n’est pas toujours vrai. Si des millions d’êtres humains ont suivi Staline ou Mao, l’on dira que c’est parce que Staline et Mao incarnaient un idéal, le communisme. Il ne suffit pas que quelqu’un se pose comme le Führer, il faut que ce quelqu’un puise sa source à un idéal commun. Et en effet Lacan, dans sa théorie des liens sociaux, ne parlera plus de leader comme objet extérieur, mais d’un S1, d’un signifiant-maître: c’est celui-ci qui meut ce que Lacan appellera le discours du maître. Mais le fait est le suivant : beaucoup de personnes croient au communisme, mais si elles restent chez elles, si elles ne participent pas à des partis, à des syndicats, elles ne font pas « groupe ». Pour qu’un idéal transporte une foule, pour que l’on tue et que l’on se fasse tuer pour un idéal, il faut un Führer. Pour Freud, la politique exploite toujours au maximum l’identification narcissique de chaque individu au chef.

 

Évidemment, une telle image de l’entité collective ne pouvait être acceptée par le freudo-marxisme, de Fromm à Žižek, de Wilhelm Reich à Badiou, de Marcuse à Althusser. Le marxisme a une matrice hégélienne, il croit en somme en une Raison collective qui ne se résout pas dans le fascisme. C’est de là que vient une certaine exclusion embarrassée de ce texte du Canon freudien officiel.

Notons que Freud lui-même fut le Führer d’une entité collective, celle des psychanalystes. Et nous savons bien, malheureusement, ce que l’histoire de la psychanalyse, en tant qu’institution, a pu contenir de fasciste : des expulsions, des intolérances, des guerres de succession, des luttes pour l’héritage intellectuel…

 

Nous n’avons pas ici l’espace pour approfondir la partie finale de cet essai, là où Freud lie sa théorie de la Masseau thème du parricide originaire dans Totem et tabou. Je me limiterai ici à dire que pour Freud tout collectif est une tentative de revenir à la horde originaire, supposée « état de nature » de l’humanité. Il explique ce retour par la Sehnsucht, qu’on a traduit par « nostalgie », mais ce n’est pas vraiment de la nostalgie. Sehnsuchtest un concept majeur de tout le romantisme allemand, il est intraduisible en français (en italien on a struggimento) : un désir intense, désespéré. Grace à la poésie, toute société a Sehnsucht, un désir désespéré de la horde despotique, de là la tentation récurrente d’avoir un dictateur, un tyran… Toute collectivité est une régression à un présocial qui est aussi un pré-subjectif, car pour Freud la subjectivité émerge avec la fin du despotisme de la horde.

 

Quelque chose manque cependant dans la théorie de Freud. Et cela n’a même pas été ajouté par W.R. Bion, l’auteur d’une théorie des groupes qui articule et enrichit celle de Freud.

Freud voit dans l’entité collective seulement les processus d’idéalisation, l’aliénation idéalisante. S’il avait connu Carl Schmitt, par exemple, il aurait vu cependant qu’une entité collective se base aussi sur l’opposition ami versus ennemi. Pour Freud – qui parlait pourtant d’armée – l’entité collective n’a pas besoin d’un ennemi. C’est-à-dire qu’elle n’est pas obligée d’élireun adversaire. En réalité, quelque entité collective que ce soit se base toujours sur une différence, qui peut se transformer en hostilité et en guerre, entre un nouset un eux. L’identité du « nous » et du « eux » n’a pas d’importance, ce qui compte c’est leur opposition.

M. Klein avait parlé de scission de l’objet en bon et en mauvais. L’on peut dire que lorsque l’Objet extérieur se substitue à l’Objet de chacun, son idéalisation scinde cet Objet, dans le sens où une partie de lui s’identifie à l’Idéal du Moi, tandis qu’une autre partie prend un autre chemin, celui de la déjection, et elle est comme rejetée dans le réel.

Outre le processus d’idéalisation, nous devons donc également voir son revers, son pli sinistro [ce terme italien signifie à la fois sinistreet gauche], auquel la psychanalyse n’a pas donné de nom, et que j’appellerais avilissement, le contraire de l’idéalisation. Quelque auto-idéalisation collective que ce soit produit un objet-déchet, un rejet, une expulsion (qui est la matrice même du réel selon Freud), quelque chose que Lacan a cherché à dire, je crois, par son concept d’objet a. Car aest certes un déchet, « la merde », mais c’est également, ou cela peut également devenir, un objet précieux, brillant, agalma, comme nous allons le voir. C’est la raison pour laquelle je propose de compléter le schéma freudien de la manière suivante :

 

Freud avait dit, dans « Deuil et mélancolie », que dans la mélancolie, l’ombre de l’objet tombe sur le moi (il voulait dire que l’ombre d’un objet haï tombe sur le moi, c’est pourquoi le moi devient lui-même odieux). Dans toute entité collective, dans la mesure où il s’agit d’une entité de nous-contre, l’idéalisation jette comme son ombre un objet-déchet dans l’espace retourné de l’idéalisation. L’autre, en tant qu’objet-déchet, troublera toujours le sommeil des entités collectives même les plus tolérantes.

Et en effet, même lorsqu’une société est très tolérante et ouverte – la société norvégienne d’aujourd’hui par exemple – elle produit(ou trouve ?) son Anders Breivik, le terroriste qui, en 2011, a tué 77 personnes en Norvège. Une société tolérante trouvera toujours une forme d’intolérance qu’elle devra réprimer. L’intolérance terroriste est donc, aujourd’hui, l’ombre qui « salit » l’image idéalisée que les sociétés européennes se donnent d’elles-mêmes, en tant que sociétés ouvertes et tolérantes.

Mais cet objet-déchet glisse très souvent dans un processus inverse de l’avilissement, que je nommerais « revalorisation ». De cette manière, l’objet-déchet, tout comme l’objet alacanien, retrouve cette position à laquelle il aspire en tant que Führer. C’est un processus mystérieux qui trouve cependant des milliers de vérifications, en particulier dans l’histoire des religions. Je me limiterai à l’exemple qui nous est culturellement le plus proche, Jésus.

Ce n’est pas un hasard si la croix reste le symbole princeps de la foi chrétienne. La croix est un atroce supplice que les Romains infligeaient le plus souvent aux esclaves, et que Jésus, le plus paria des parias, a subi. Abandonné par ses disciples et par son peuple, Jésus arrive à la condition la plus basse que l’on pouvait alors concevoir : celle de la κενωσις que le christianisme valorise. Mais c’est précisément cette très grande abjection qui en fait, aux yeux de ses apôtres et de ses fidèles, le Christ, le Messie. Et même, l’équivalent de Dieu lui-même. L’on peut retrouver ce processus de revalorisation, souvent hyperbolique, de l’objet-déchet dans presque toutes les formations des Grandes Entités Collectives, et pas seulement de celles des religions. L’objet-déchet, du statut d’ennemi qu’il revêtait, devient même le Führer de la nouvelle Entité collective, « là où se lève le soleil de l’avenir » (« là dove sorge il sol dell’avvenir », une ancienne chanson socialiste italienne).

Quelqu’un pourrait dire que des systèmes de castes rigides, comme le système qui prévaut encore en Inde, ne permettent pas cette « récupération ». Les Intouchables, les Dalits (les opprimés) sont impurs pour les castes supérieures, c’est la raison pour laquelle ils ont la tâche de nettoyer les excréments. Mais il est impensable qu’un Dalit puisse devenir un Führer. Pourtant Gandhi, qui appartenait lui aussi aux castes supérieures, et qui a soutenu le système des castes, s’est posé en Führer de l’Inde en s’habillant, précisément, ou devrait-on plutôt dire en se déshabillant, comme un mendiant, voire comme un fakir. Il a dû se déguiser en objet-déchet pour assumer cette position mythique qu’il a eue, et pas seulement en Inde.

De cette façon se dessine ce que j’appellerais le Samsarade l’aliénation politique des êtres humains, le cercle qui n’a jamais vraiment de fin, entre des processus d’idéalisation et des processus d’avilissement.

En complétant ainsi le graphique freudien, nous pourrions retrouver une circularité qui rend compte de la dynamique historique, celle qui conduit d’un côté aux identifications de l’entité collective (« nous ») et de l’autre à la lutte conflictuelle avec l’autre considéré comme un déchet (« eux »).

 

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ADDENDUM

En réponse à l’intervention de Jean-Luc Nancy, “Nostalgie du père”,

https://www.journal-psychoanalysis.eu/nostalgie-du-pere/

 

Dans le texte de son intervention qu’il lira au webinar du 23 avril 2021, Jean-Luc Nancy écrit que toute société est essentiellement anarchique.  Cela peut paraitre le contraire de ce que j’affirme dans mon texte, pour la même rencontre en ligne: je dis que, selon Freud, toute Masse, toute association, est fasciste. Mais franchement, je ne trouve pas contradictoires les deux affirmations.  Elles me semblent vraies à deux niveaux différents.

Nancy reprend de Freud l’idée que toute société est le produit de l’élimination d’un padre-padrone, comme nous disons en italien, d’un père-maître, et donc en ce sens elle est anarchique.  Mais nous savons bien qu’en pratique les sociétés ne sont jamais anarchiques, elles sont toutes, de quelque façon, répressives, plus ou moins.  Justement parce que le père-maître n’est plus, il faut à chaque fois identifier un Führer qui en prenne la place béante.  Justement parce que parmi les primats supérieurs il n’y a aucun dominateur transcendant, qu’un mâle alpha réussira à dominer, en accaparant pour lui-même toutes les meilleures femelles et en se faisant craindre par les autres mâles.  Bref, il ne suffit pas que quelqu’un soit “en soi-même” un chef ou un souverain, il faut que ce chef ou souverain gagne sa position de primauté en se proposant comme leader de la masse, en somme, en se faisant aimer par elle.  Le Führer freudien est tout d’abord un meneur aimé.  Et en fait, dans la plupart des cas, les leaders fascistes ont été démocratiquement élus :en 1923 en Italie, en 1933 en Allemagne… et plus récemment en Hongrie, en Russie, au Brésil….

Dans le film Salò-Sade de Pasolini, un des protagonistes, un chef fasciste sadique, dit bien: “Les véritables anarchistes c’est nous, les fascistes… “

25/05/2021

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Sergio Benvenuto, psychanalyste et philosophe, vit à Rome. Il a obtenu une maitrise en psychologie à l’Unviersité de Paris VII et il a preparé un doctorat avec Jean Laplanche. Chercheur au CNR italien (equivalent du CNRS français) à Rome, il est le président de l’Institut Elvio Fachinelli (Institut des Hautes Etudes en Psychanalyse) en Italie. Entre 1995 et 2020 il a dirigé European Journal of Psychoanalysis (publié en italien, an anglais et en russe) et il est membre de la rédaction des revues American Imago et Psychoanalytic Discourse. Il a collaboré à nombreuses revues internationales, telles que TelosLettre Internationale (Berlin), Journal for Lacanian StudiesDivision/Review,Journal of American Psychoanalytic Association. Parmi les revues françaises, il a écrit, entre autres, pour L’évolution psychiatriqueLettre InternationaleCliniques méditéranéennes et Ligeia.

Il a écrit sur Freud et Lacan, Wittgenstein et l’éthique, la philosophie platonicienne d’Eros, la théorie des modes, le populisme, les monothéismes (avec J.-L. Nancy).

Ses publications, dans différentes langues, comprennent, en anglais: « Perversion and Charity : An Ethical Approach », in D. Nobus & L. Downing eds., Perversion. Psychoanalytic Perspectives / Perspectives on Psychoanalysis (London: Karnac, 2006, pp. 59-78); with A. Molino, In Freud’s Tracks (New York: Aronson, 2008); “Ethics, Wonder and Real in Wittgenstein”, in Y. Gustafsson, C. Kronqvist, H. Nykänen, eds.,  Ethics and the Philosophy of Culture: Wittgensteinian Approaches, (Cambridge Scholar Publishing, 2013, pp. 137-159); What Are Perversions? (London: Karnac, 2016); Conversations with Lacan (London: Routledge, 2020).

https://en.wikipedia.org/wiki/Sergio_Benvenuto

Site personnel et bibliographie:https://www.sergiobenvenuto.it./

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