La carte de la patrie

Le titre de mon exposé reflète les limites de la réflexion psychanalytique sur le thème de la Patrie. Il contient une allusion au fameux aphorisme d’Alfred Korzybski, fondateur de la sémantique générale: «une carte n’est pas le territoire», que celui a publié dans un exposé en 1931[1]. Cette expression signifie que la description d’un objet n’est jamais l’objet lui-même, qu’une abstraction, dérivée de quelque chose, n’est pas la chose elle-même. Autrement dit, le doigt, qui indique un objet, n’est pas l’objet lui-même; une théorie scientifique qui décrit la «réalité objective» n’est pas la réalité objective, etc. Pourtant, notre savoir de quelque chose n’est possible que grâce à la présence de la carte, en d’autres termes, grâce à la symbolisation de l’objet ou du territoire par le moyen de leur description.

Plus tard, Lacan utilisera l’expression – «une carte n’est pas le territoire» – pour expliquer l’articulation des trois registres: le Symbolique, l’Imaginaire et  le Réel, en soulignant que le Réel est aliéné dans le Symbolique. Ainsi, le Réel c’est tout ce qui est raté dans la constitution du sujet du savoir ou, selon Lacan, du sujet du Symbolique. Le désir n’appartient pas au Réel en tant que tel, mais il est l’état du sujet aliéné du Réel qui est donc toujours désirable. Dans le séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Lacan dit que le sujet peut atteindre le Réel, le vide qui représente la Chose (das Ding), à la limite, au cœur même de l’expérience, mais c’est cette vérité qui sera la mort du sujet.

La notion de Patrie n’appartient pas au discours psychanalytique, elle  nous renvoie principalement à la terminologie politique. Tout  discours sur la Patrie souligne inévitablement les différences, l’altérité de l’autre qui n’appartient pas à la Patrie; il reflète le conflit et la confrontation avec  l’environnement, ainsi que des discordes, des guerres et des barrières insurmontables. Cela prive de neutralité le récit sur la Patrie, et c’est comme si ne permettait pas aux psychanalystes d’effectuer une recherche dans ce domaine (en raison de l’impossibilité de prendre une position analytique neutre).

La difficulté principale est que le discours sur la Patrie, de toute évidence, implique la vision «noir et blanc» des processus et des évènements, ce qui est exclu dans l’approche psychanalytique et de la position du psychanalyste. Cependant, les émotions humaines et l’histoire personnelle ne peuvent laisser personne indifférent dans le sentiment d’appartenance à la Patrie. J’espère beaucoup que dans notre cas les analystes «sortiront de leur barricade» pour pouvoir envisager quelque chose qui porte sur la Patrie du point de vue psychanalytique et obtenir ainsi les possibilités de voir des processus sociaux, les phénomènes de l’Amour de la Patrie et la volonté de mourir pour elle.

Compte tenu des circonstances actuelles en Ukraine, c’est cela qui semble particulièrement difficile ici. Les sentiments intenses du «nôtre» et de l’«autrui», du «bien» et du «mal», de la «vérité» et du «mensonge» ne permettent pas souvent de comprendre des événements se déroulant. Ce qui est évident c’est ce qui se répète chaque fois dans les processus sociaux et l’histoire humaine, et ce qui est reflété remarquablement dans les théories psychanalytiques dont parle Freud dans ses ouvrages: «Psychologie des foules et analyse du moi», «Pourquoi la guerre?», «Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort», «Dénégation» et dans plusieurs autres. L’humanité est condamnée tantôt à s’unifier en amour, tantôt à se morceler en discordes insurmontables en formant de plus en plus de nouvelles Cartes de la Patrie.

Mais c’est le chercheur, non limité par le pôle de l’une des positions d’opposition inévitables dans le discours sur la Patrie, qui pourra voir l’image plus complète et plus multicolore (la carte plus complète de la Patrie).

La langue de la Patrie comporte toujours des images pour des identifications. Son caractère fascinant et mystifiant est opposé à l’idée d’échange, qu’incarne la langue en tant que moyen de communication. Le discours de la Patrie comprend les unités de significations mythifiées inaccessibles à l’analyse et à la traduction, qui ne sont pas soumises à un  échange symbolique. Ces unités sont des obstacles à la communication entre les communautés, parce qu’elles ne peuvent être comprises qu’au sein de leur propre communauté, ainsi qu’elles ne sont pas utilisables pour la circulation dans le tourbillon et l’échange des significations entre les communautés.

Voici juste une petite illustration de cette idée. En 2004, dans l’Institut international de la psychologie des profondeurs est arrivée une lettre des éditeurs viennois de Freud. Ils ont proposé de prendre part à l’édition jubilaire de l’ouvrage «Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient», dédiée au centenaire de sa parution. Cet ouvrage fut publié pour la première fois en 1905. Les éditeurs ont suggéré l’envoi des anecdotes illustratives et typiques de notre Patrie-Ukraine. Une demande similaire a été envoyée aux différents pays. On voulait publier les anecdotes de diverses régions linguistiques et culturelles parallèlement aux anecdotes présentées par Freud.

Avec un grand enthousiasme, mes collègues, les étudiants de l’Institut et moi-même, nous nous sommes mis au travail. La table ronde a été organisée pour sélectionner les blagues ukrainiennes les plus drôles, typiques et authentiques. Les participants racontaient et lisaient un grand nombre d’anecdotes. Après avoir bien ri, nous avons finalement constaté qu’aucune anecdote, construite à partir des finesses de la langue, des nuances de petites différences entre le russe et l’ukrainien et des particularités culturelles nationales, ne pouvait être traduite ni en allemand, ni en anglais. Lors de la traduction la possibilité de compréhension se perdait complètement, le sens cessait d’être transparent. L’anecdote ne peut être drôle pour les représentants d’une autre langue et d’une autre culture. Nous n’avons pas réussi à transmettre l’humour ukrainien aux éditeurs viennois.

La Patrie comporte toujours le mythe de sa propre unicité. La communauté sous le signe de la Patrie est une communauté «qui célèbre la fête de sa propre intraduisibilité»[2].

L’intraduisibilité, la significativité et la métaphoricité sont les trois  caractéristiques de la construction de la Patrie.

Il est impossible de donner une définition ou une classification de la Patrie en tant que terme, ainsi qu’il est impossible de définir terminologiquement l’essence de la vie, du bonheur et du destin. On ne peut que donner l’interprétation dictionnairique de ces mots; mais la définition lexicographique n’est que globale et ne définit pas les façons générales de «parler de». La grande Patrie et la petite patrie n’existent que dans le cas que l’on en parle. Dans ce sens, les deux Patries sont en effet virtuelles (comme la carte). Toutefois, d’après une remarque de Roland Barthes, parler de la Patrie c’est un symptôme du désir de la Patrie, c’est pourquoi il n’est possible de réfléchir à la Patrie qu’en termes de désir. Le désir implique toujours le manque, l’absence. Retrouvant la Patrie dans un récit, dans une histoire, nous supposons toujours sa perte initiale. Dans tous les dictionnaires qui donnent la définition de la Patrie, hormis des phrases descriptives poétiques ou sublimes, on présente juste une désignation laconique: la Patrie est un endroit où l’homme est né et dont il est citoyen. De cela vient la notion de la seconde Patrie, c’est-à-dire de l’endroit qui a donné l’abri à quelqu’un et qui est devenu natal.

La perte de la Patrie a différents sens. Le premier est lié à notre entrée dans ce monde, à l’expérience de la satisfaction primaire, aux premiers objets et à l’organisation du désir en tant que tel, qui comporte les traces mnésiques de jouissance et de fusion avec l’Autre, la perte de cet état primaire et le manque. Le second aspect, plus superficiel et social, est associé à certains signifiants; par exemple, les gens qui parlent ukrainien et les russophones présents dans cette salle et âgés de plus de 25 ans sont nés dans un pays qui n’existe aujourd’hui sur aucune carte. Certes, cela a ses effets psychologiques: la perte et le rejet. Enfin, la privation physique d’une personne de la Patrie – l’exil – est à toutes les époques la punition la plus terrible.

La Patrie, comme construction idéologique et comme discours, est engendrée par le désir de la Patrie. Dans ce cas, on peut dire que la nostalgie est primaire. Comme on le sait, le mot «nostalgie» est composé de deux racines grecques: «νόστος» – «retour au foyer» et «άλγος» – «mal». Ainsi, la nostalgie signifie, en grec, «mal du foyer». Parfois, elle est pathologique et avoisinante à la mélancolie. Compte tenu de l’étymologie du mot «nostalgie», on peut conclure que tant la perte de la Patrie que le retour au foyer sont toujours associés à la douleur. Cette douleur construit les relations du sujet avec ce qui est lié à la Patrie.

Privé du «nous» collectif, un exilé ne peut parler qu’au nom du «moi» narcissique. La Patrie absente est l’élément d’identification que Lacan appellera l’«alibi»: elle légitimise le «moi», provoque le puissant jet d’énergie érotique qui va renforcer le «moi» narcissique.

Dans son dernier entretien avec la journaliste Karin Obholzer, Sergueï Pankeïev (l’Homme aux loups) âgé de 87 ans a dit que la seule chose, dont il accusait Freud, était le fait que celui-ci ne lui avait pas permis de revenir dans sa Patrie, à la suite de quoi, selon les dires de Sergueï Konstantinovitch, il avait «tout perdu». Ce célèbre patient fut notre compatriote. Il retrouva sa  seconde Patrie en Autriche. Grâce à Freud en 1919, il resta à Vienne pour entreprendre une nouvelle analyse. A la fin de sa vie, il regrettait le plus qu’il n’avait pas pu revenir dans sa ville natale Odessa. Toute personne, qui regarde rétrospectivement cette situation, comprend bien que Freud a sauvé l’Homme aux loups d’une mort certaine. Pourtant, pour Sergueï Konstantinovitch la perte de la Patrie était la «perte de tout».

Le discours sur la Patrie crée des mythologèmes, des symboles sacrés, des rites et des pratiques de culte. La langue de la Patrie n’assure pas la  communication, elle s’exprime seulement, en nous présentant la Patrie sans argumenter sa nécessité. C’est la construction de la langue, en tant que phénomène de l’image de la Patrie, qui nous parle de la Patrie comme de la source sacrée des identifications. Comme il a déjà été noté, la difficulté réside dans le fait que Patrie ne se prête guère à la traduction. La Patrie  est le culte de la localité, on peut dire, l’apothéose du savoir local. Le point commun est sans doute le fait que le propos sur la Patrie nous renvoie toujours au domaine de pouvoir qui comporte à la fois le discours de suppression et celui de résistance. En psychanalyse nous l’associons à des catégories mentales œdipiennes universelles.

La Patrie n’est ni un «endroit» ni une «chose». Etant le produit d’une construction culturelle, elle est avant tout une trame. Sa caractéristique principale comme construction est la narrativité. Pourtant, de telles narratives n’existent jamais sous une forme achevée, elles sont dispersées à travers tout le spectre des constructions langagières, des genres littéraires, des arts figuratifs et des rites publics. Ainsi, la Patrie est dispersée dans la langue.

Freud était forcé de traduire pendant longtemps des messages chiffrés du fameux rêve aux loups assis sur le noyer. Le récit était en allemand, et Pankeïev même dessinait son rêve pour Freud. Cependant, tout porteur de la langue russe comprend bien l’énoncé «recevoir [de l’argent] pour les noix»[3] – dans lequel sont présents à la fois le démérite et la menace de punition issue du père. Très probablement, c’était la niania, femme du peuple, qui pouvait menacer le petit Sergueï. Le proverbe «recevoir pour les noix» vient de la tradition des classes les plus pauvres de donner aux enfants en tant que récompense quelques kopecks afin que ceux-ci puissent acheter des noix. Cela arrivait habituellement quand le père de famille revenait du travail. En punition de la méconduite on privait les enfants de l’argent pour l’achat des noix, qui étaient presque les seules gourmandises des enfants-paysans. Ainsi, l’expression «pour les noix»[4] qui est clairement entendue dans le récit du rêve de l’Homme aux loups comporte à la fois la récompense et la punition issue du père. Mais ce sens n’est pas évident dans la langue allemande, qui était la langue de l’analyse de Pankeïev. On se souvient que pour la première fois le petit Sergueï a vu son rêve au moment où il attendait recevoir des cadeaux pour Noël et pour son anniversaire (ces dates coïncident). Pourtant, au lieu de deux cadeaux, comme il attendait, il a reçu un seul cadeau. Et puis, on sait à partir de l’analyse de l’Homme aux loups, que la première pensée qui lui est venue à l’esprit après le suicide de sa sœur Anna était: «maintenant, c’est à moi qu’appartient tout l’argent de mon père».

Dans le livre de Karin Obholzer «Entretiens avec l’Homme aux loups», le vieux Pankeïev tout en avouant qu’il idolâtrait Freud, en exprimant sa conviction de l’importance du transfert, dit qu’à cause de Freud il a «perdu ses biens». Autrement dit, le père-Freud l’a privé de l’argent et par ce biais l’a puni. C’est un fait significatif que dans la phrase-menace ironique «recevoir pour les noix» soit absente la négation, tout comme dans l’inconscient. La récompense et la punition sont fusionnées dans un message. Ici, on voit comment l’inconscient organise des représentations conscientes en reconstruisant notre histoire, y compris celle qui est dispersée dans la langue. Malgré que Freud s’occupait de ce patient très précieux pour lui – notamment, il organisait pour Pankeïev la collecte de l’argent, le protégeait contre les dangers qui le menaçaient lors de son voyage dans son pays d’origine, comme une niania aimante lui assurait une vie décente à Vienne – tout de même, il restait pour l’Homme aux loups le père, duquel pouvait venir tant la récompense que la punition. Jusqu’à la fin de la vie de l’Homme aux loups, Freud était pour lui, dans le transfert, le Père qui punissait, qui le privait de l’argent. Et son rêve d’enfance, si longtemps analysé dans la cure, en parle – la punition est inévitable – «tu recevras pour les noix».

Nous pouvons considérer la Patrie comme une entité culturelle et historique, c’est-à-dire l’artefact de la culture qui contient en lui-même, dans la langue maternelle, les traces d’événements historiques.

Il est évident que la Patrie en tant que produit de la fantaisie collective déborde le cadre du langage politique, elle comporte l’aspect de la séduction du sujet par sa sublime beauté, l’aspect du sentiment d’appartenance à quelque chose de très précieux, l’aspect des identifications, donc celui de l’amour et du désir. Bien que le discours sur la Patrie comporte toujours des motifs politiques, il les exprime à travers la langue poétique. Comme il a déjà été noté, du point de vue de la transmission d’information, le discours sur la Patrie est complètement excessif, en tant qu’il comporte toujours l’Inexprimable. Cela rend le discours sur la Patrie souvent banal et plat. Comme s’il n’y avait pas la possibilité de communication et d’échange des idées.

Irina Sandomirska présente dans son livre les résultats des sondages réalisés auprès des étudiants de Kharkov et des jeunes de Moscou et Saint-Pétersbourg en 1996 sur le sujet de la Patrie. Répondant à la question de ce que signifie le mot «Patrie», «les interrogés proféraient des phrases stéréotypées… les citations inintelligibles des chants patriotiques, invoquaient les souvenirs d’enfance qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux textes des chrestomathies scolaires, décrivaient avec enthousiasme les émotions personnelles qui ne se distinguaient pas des épisodes du cinéma soviétique»[5], etc. «Tel est le discours sur la Patrie: ici tous citent forcément tous. Il est facile de parler de la Patrie, mais il est extrêmement difficile d’être pour autant original»,[6] – conclut l’auteur.

Pourtant, il est impossible d’ignorer le fait que dans ce discours de métaphores triviales et de mots banaux vit le potentiel émotionnel unifiant d’une force incroyable qui donne la poussée à tous les mouvements sociaux et aux processus politiques. La Patrie est l’idéal émotionnellement investi d’une belle communauté aimée (et donc inexprimable, inexplicable entièrement), contrairement à la société civile, compréhensible et rationnelle.

Dans le monde moderne, soumis aux processus de mondialisation, de dépersonnalisation par la production mass-culturelle, à l’effacement des différences et à l’unification même dans le domaine d’échanges linguistiques, la nostalgie prend la fonction de constitution du sens. Le retour au foyer perdu qui peut-être n’avait jamais existé, et la douleur de cette perte, déclenchent les processus de création du savoir local: savoir de Soi-même,  savoir de Nous-mêmes. Ces motifs sont à l’origine de la naissance du sujet et de la construction idéologique de la Patrie à la fois. Cela souligne la singularité, l’unicité d’une certaine nation qui, grâce à des aspects linguistiques, culturels et historiques, alimente notre subjectivité.

Paradoxalement, à notre époque, le développement des tendances de mondialisation – l’absence de barrières dans l’échange économique et informatique, la croissance des processus de migration – ne mène pas à la création d’une Culture Mondiale unique. En conséquence, la Communauté mondiale prend la nature de la communauté des cultures locales. Conformément à la logique de mondialisation, le discours nostalgique sur la Patrie devrait progressivement se fondre dans la masse de technologies globales commerciales et politiques de la langue. Par contre, on constate bien évidemment que cela n’arrive pas. Les cultures nationales, en tant qu’agents d’échange symbolique global, au contraire consolident le discours patriotique. Cela illustre aujourd’hui les processus qui se déroulent en Europe, au Moyen-Orient et, en particulier, en Ukraine. Ce phénomène nous amène à nous interroger sur la nature de la Patrie en tant que signifiant, en tant que signe qui génère les différences, et donc contrairement à l’unification et à l’effacement des limites souligne l’unicité et la singularité de chacun de nous.

Certes, aujourd’hui le discours patriotique comporte des traits spécifiques de notre temps. Comme il a déjà été noté, à toutes les époques la punition la plus terrible était l’exil – la privation de la Patrie, l’éloignement d’un humain de l’endroit auquel celui-ci était attaché par sa naissance, sa constitution et son histoire personnelle. Or, dans le monde moderne, grâce au progrès technologique, on a parfois l’impression que les contours de la Patrie disparaissent, on utilise plus souvent la langue internationale ou le slang informatique. Les frontières de la Patrie peuvent être réduites au format d’un téléphone portable dans notre main ou à un écran de l’ordinateur ou à une tablette, à travers lesquels nous voyons et entendons tout ce à quoi nous sommes redevables de notre naissance, notre développement et notre constitution en tant que sujets de culture, comme s’il était impossible de perdre définitivement le contact avec la Patrie ou de s’en éloigner radicalement.

Un tel développement rapide des possibilités techniques, ce changement radical du milieu de vie du sujet moderne, mènent évidemment au détachement de nos propres racines, à la perte de la «terre ferme» de la Patrie, à la perte du lien aux signifiants fondamentaux dans les mythes culturels et familiaux. Globalement, cela mène à la psychotisation du social. Et ce qu’on a appelé ci-dessus les cultures locales sont obligés de plus en plus souvent de cerner très agressivement leurs démarcations, d’entamer la lutte mortelle contre d’autres cultures locales dans l’espace virtuel des réseaux et des écrans, en résonnant dans la haine et la rage mutuelles. En tant que cette guerre est menée dans le trou noir infini de l’espace virtuel, tout ce qui pourrait être les points d’appui du sujet névrotique – histoire personnelle, mythes culturels, œuvres d’art, lois et traditions – est désexualisé. Personne ne sortira vainqueur de cette guerre. Puisque dans cette guerre l’on ne s’approprie pas de territoires, mais l’on détruit les cartes, et sans carte il est impossible de s’orienter.

Cette nouvelle Patrie, le milieu de vie changé de l’homme moderne, pose à la clinique psychanalytique les enjeux de l’étude plus approfondie des identifications, de la recherche des symboles sacrés et surtout de la reconstruction prudente de l’histoire du sujet.

Voici une petite vignette clinique. Une patiente, qui souffre de ce que les psychiatres définissent comme hallucinations, a fait recours à la psychanalyse comme à sa dernière chance pour changer quelque chose dans sa vie. Son symptôme, qui l’épouvante, est la sensation qu’à certains moments un filet est jeté sur son visage et son corps. A ces moments-là, elle  se sent immobile, incapable de faire quoi que ce soit. C’était comme si quelqu’un apparaissait – quelqu’un qu’elle ne pouvait pas voir ni identifier, mais qu’elle appelait «Madone». D’autres fois, cette patiente manifestait des accès de colère incontrôlables, notamment, à l’égard de son enfant qui souffrait de sous-développement. Elle coupait aussi souvent ses membres à elle pour réduire, selon ses dires, la «douleur psychique». La patiente est issue d’une famille dysfonctionnelle. Son père était alcoolique, lui aussi manifestait des accès de colère incontrôlables. Par la force des circonstances, la famille a déménagé plusieurs fois, et la fillette s’est retrouvée à chaque fois dans un nouvel environnement linguistique et culturel: kazakh, russe, ukrainien. Chaque fois elle a dû apprendre une nouvelle langue et s’adapter à un nouvel endroit. La patiente éprouvait constamment une sensation de «trou», de manque de quelque chose d’important, mais elle ne pouvait pas formuler ce dont elle manquait.

Au cours du travail psychanalytique on a réussi progressivement à reconstruire son histoire, dans laquelle il y avait des épisodes combinés de réactions émotionnelles intenses et de récits de sa mère et d’autres proches. Jusqu’à l’âge de huit mois dans sa vie fut présente sa grand-mère qui mourut par la suite. Les parents endurcissaient au froid sa fille dès son plus jeune âge, en la sortant emmaillotée seulement d’un lange et sans couverture. La grand-mère protestait contre cela, en couvrant sa petite-fille de son foulard. Sa grand-mère la protégeait lorsque celle-ci était petite, spécialement contre le comportement excentrique des parents. Sa grand-mère était allemande et parlait allemand avec la petite. Certes, tout cela ne pouvait pas être le souvenir de la patiente, ce n’était que la reconstruction de l’histoire associée aux paroles d’autres adultes. Néanmoins, une telle reconstruction a amené à la compréhension que le filet, en tant qu’hallucination, était une trace précoce de la perception de l’amour et du soin, le souvenir du foulard dont la grand-mère couvrait la petite pour la protéger contre le froid. Sa rigidité dans de tels moments symbolisait une petite emmaillotée et signifiait qu’il ne fallait rien faire, un Autre pouvait s’occuper d’elle. Or, l’horreur qu’elle éprouvait par rapport à son symptôme signifiait l’expérience de la perte irrémédiable de l’appui de celle qui pouvait la protéger.

Lors de notre analyse les hallucinations ont disparu. En conséquence, la patiente a commencé à apprendre l’allemand, a terminé l’une des universités les plus prestigieuses d’Allemagne et a commencé à se réaliser au théâtre. Ainsi, elle a réussi à construire sa Patrie, la retrouver dans la langue allemande, que parlait sa grand-mère — une figure d’appui si tôt partie. La langue allemande est devenue la base, la patiente a trouvé ses racines et sa Patrie qui a alimenté son potentiel vital jusqu’à présent.

Ainsi, la langue est à la fois le champ du désir et l’espace social dans lesquels se jouent les aspects du pouvoir, la lutte pour le capital symbolique. En même temps, incarnant la mémoire collective, la langue devient un moyen d’accès à la tradition. L’importance de la langue comme patrimoine culturel est déterminée par ses caractéristiques.

Il est évident que les signifiants tels que la nationalité, l’âge, le sexe, l’appartenance de classe sociale sont des identifications, ils ne deviennent significatifs que dans le fonctionnement discursif, lorsqu’on en parle. La langue est donc le seul milieu de vie des identifications. Les identifications se constituent dans la langue et n’existent que sous forme de la langue. Certes, dans ce cas on comprend la «langue» au sens très large, y compris les codes non verbaux: vêtements, symboles, aspects du comportement, etc. Ainsi, les identifications se reflètent dans la langue, s’expriment à travers la langue et se médiatisent avec la langue.

Le thème de la Patrie exige aujourd’hui une nouvelle compréhension en raison du progrès scientifique et technique qui a changé rapidement de nombreuses idées sur le monde entier. La Patrie est la source qui joue un rôle crucial dans la constitution de chaque être humain. Elle s’exprime en permanence dans le discours du sujet, c’est-à-dire se déploie dans la langue de celui-ci et dans sa parole. Et notre parole reflète nos pensées et nos sentiments, l’histoire de chacun de nous qui contient l’histoire de notre famille, de notre lignage, de notre peuple, de notre Etat, de notre Rodyna[7] (ukr), de notre Rodina[8] (rus), de notre Batkivchtchina[9] (ukr), de notre Homeland (angl)… Toutes ces notions sont liées aux strates les plus profondes de la psyché, à l’inconscient, c’est pourquoi la modernité, à savoir le changement radical du milieu de vie humain, ainsi que les processus sociaux turbulents d’aujourd’hui, engage les analystes à examiner le thème de la Patrie. Tout en créant et en reproduisant les séries symboliques liées à ce sujet, nous ne pourrons pas examiner tout son territoire, mais nous pourrons tracer la Carte de la Patrie.

 

Notes:

[1] L’expression «une carte n’est pas le territoire» a été publiée pour la première fois dans l’exposé d’Alfred Korzybski présenté lors de l’assemblée de la Société américaine de Mathématiques (American Mathematical Society) à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, en 1931.

 

[2] Irina Sandomirska I. Livre sur la Patrie. Expérience de l’analyse des pratiques discursives, – Wien: Wiener Slawistischer almanach 2001. Sonderband 50. – P. 281.

 

[3] Ses équivalents français: «déguster des coups» ou «ce compte est bon», supposent la certitude que la menace va être appliquée. –  ndt.

 

[4] En russe, dans les expressions«recevoir pour les noix [orekh]» et «être assis sur le noyer [orekh]» – les mots en italique sonnent pareil: orekh comme un fruit (une noix) et orekh comme un arbre (un noyer). – ndt.

 

[5] Sandomirska I. Livre sur la Patrie. Expérience de l’analyse des pratiques discursives, – Wien: Wiener Slawistischer almanach 2001. Sonderband 50. – P. 281.

 

[6] Ibid.

 

[7] Rodyna (ukr) – la famille

 

[8] Rodina (rus) – la Patrie

 

[9] Batkivchtchina (ukr) – la Patrie

Bio:

Svetlana Uvarova, psychoanalyst, Master Degree in Psychology, founder and rector of the International Institute of Depth Psychology (Kiev, Ukraine), President of the Ukrainian Association of Psychoanalysis, Board member, certified training analyst and supervisor of the European Confederation of Psychoanalytic Psychotherapies, member of the World Council for Psychotherapy; editor-in-chief of the journal Psychoanalysis. Chronicles (Kiev, Ukraine), member of the Editorial Board of the European Journal of Psychoanalysis and editor-in-chief of its Russian language version, author of several papers on psychoanalysis. [rector@pa.org.ua]

Publication Date:

June 28, 2017

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European Journal of Psychoanalysis