Poursuivre nos collaborations et nos supervisions psychanalytiques avec les Russes? Oui, car nous sommes psychanalystes! (C. Schauder)
Je partage avec Sergio Benvenuto une longue et fructueuse expérience d’enseignement et de supervision psychanalytiques aussi bien en Russie qu’en Ukraine où j’ai eu le plaisir de le rencontrer. J’ai comme lui dans ces deux pays des ami-e-s très cher-e-s et des collègues que j’estime.
Je partage avec lui également sa totale désapprobation de l’agression par l’état russe de l’état ukrainien et comme lui j’espère le retour urgent de la paix .
Je partage enfin avec lui le sincère désir d’être utile aux Russes comme aux Ukrainiens et plus particulièrement aux analystes qui y travaillent avec rigueur et honnêteté.
Je ne partage par contre pas du tout, mais pas du tout du tout, sa décision d’interrompre jusqu’à la fin de la guerre le travail de supervision qu’il anime[2] avec les collègues russes non seulement en raison de ce qu’il en dit, mais également en raison de ce qu’il ne dit pas et ce sur quoi il ne juge pas utile de s’arrêter.
En effet si on peut facilement être d’accord avec lui pour affirmer que la psychanalyse est fondée sur une approche éthique de la subjectivité et que certaines options , comme le racisme et le fascisme, ne sont pas compatibles avec elle, il est impossible , du moins à mes yeux de retenir l’idée que, parce que certains confrères russes ne partagent pas ses analyses des causes de la guerre ou sa conception de la démocratie libérale (qu’il pose comme une « condition préalable » de la psychanalyse), on ne peut plus travailler avec eux. Ceci n’a bien évidemment strictement rien à voir avec le droit et même le devoir que nous avons de refuser ou de poursuivre une cure parce que nous ne pouvons assumer d’être ou de rester dans une bienveillante neutralité.
A cela je crois légitime d’ajouter que nous ne pouvons enfermer l’autre et prétendre savoir ce qu’il est, et encore moins sa capacité d’être ou non analyste au seul regard de ce qu’il défend comme opinion politique. Sergio Benvenuto ne peut refuser à un de ses interlocuteurs russes le droit d’arguer, pour répondre à ses arguments, de la collaboration des Ukrainiens avec les nazis durant la 2e guerre mondiale. Refuser comme il le fait de prendre en compte le passé (« These are things from over 70 years ago ») pour s’en tenir à ce qui se passe aujourd’hui et à ce que pensent ses interlocuteurs « pour comprendre à qui il a à faire » n’est de facto guère compatible avec l’éthique psychanalytique dont il se réclame.
En effet, force est de constater que nombre de psychanalystes tant ukrainiens que russes (comme de nombreux autres citoyens un peu partout dans le monde, faut-il y insister !) sont en souffrance du fait de leur histoire, de celle de leur famille ou de leur groupe d’appartenance, connue ou inconnue.
Pris dans les rets des refoulements des évènements auxquels certains de leurs ascendants ont pu être associés, ils sont ainsi bien souvent empêtrés dans ce dont ils n’ont pas la connaissance, dans ce qu’ils ne peuvent ou ne veulent savoir.
Notre expérience clinique dans cette région du monde nous montre qu’il peut s’agir de faits associés à des mensonges d’Etat et ayant conduit à la réécriture de l’histoire de la Russie, au révisionnisme , aux dénis des très nombreux crimes perpétrés au nom du peuple, mais également par lui (puisqu’il a bien fallu que des citoyens russes y prêtent leurs mains), à des dénonciations, compromissions et autres actes racistes et antisémites dont attestent les travaux de l’ONG « Mémorial » désormais interdite par les tribunaux de Mr Poutine.
Cette expérience nous montre qu’il peut tout aussi bien s’agir de dénis ou d’ « oublis » par les analysants ukrainiens de l’existence d’une division SS entièrement composée de jeunes ukrainiens volontaires[3]s, de dénonciations et de contributions personnelles à la persécution et à l’extermination de la population juive en Ukraine, voire l’affirmation aussi péremptoire que stupide (comme j’en fus le témoin lors d’une rencontre à Kiev) qu’il n’y eut jamais de pogroms dans cette région du monde avant l’arrivée des nazis.
Dans cette région du monde , comme ailleurs, les interdits de se souvenir et de dire marquent de leurs empreintes mortifères les inconscients dont les cures font parfois remonter à la surface du conscient les traces des terribles secrets d’anciens tortionnaires, mais aussi d’anciennes victimes
C’est d’eux que nous avons parfois à entendre dans nos supervisons et sans doute ne sont-ils pas sans lien avec ce qui permet à Mr Zelenski de comparer (en dépit de toute évidence historique et de tout ce dont son histoire personnelle le fait dépositaire), devant la Knesset israélienne (quatre fois en 10 minutes !), le sort de la population ukrainienne bombardée et le sort des juifs durant la Shoah.
Sans doute l’inconscient n’est -il pas bien loin non plus , et comme le relève Laurent Le Vaguerese citant Jo Benchetrit [4] à propos de ces appels à l’aide dont Zelenski se plaint amèrement, toujours devant la même Knesset, qu’ils n’ont pas été entendus par Israël qui n’oublie pas ceux que lançaient en vain à leurs compatriotes ukrainiens les juifs sur le chemin des fours crématoires. Sans pouvoir et vouloir évaluer la pertinence du propos , a fortiori en tirer la moindre conclusion sur ce qu’ont voulu les uns et les autres, le psychanalyste ne peut s’interdire d’entendre que là se font également entendre des mots qui disent des souffrances, parfois anciennes et que réveillent la bruyante et brûlante actualité.
S’il ne fait pas de doute que depuis une dizaine d’années l’Ukraine a beaucoup évolué, que les partis pronazis comme Svoboda se sont fait moins influents, que les honneurs sont beaucoup moins souvent rendus à Bendera[5] et à ses compagnons, les inconscients ukrainiens, comme ceux des russes, gardent souvent les traces d’un passé qui, faute d’être reconnu, ne passe pas !
Or il se trouve que c’est précisément à cela que peuvent aussi être utiles les psychanalystes et que c’est par cela que nous pouvons, lors de nos supervisions, venir en aide aux collègues en difficulté avec certains patients. En les rendant attentifs ou en leur rappelant que ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés, d’une manière ou d’une autre, à le revivre, nous faisons notre travail
Dans les meilleurs des cas , c’est ce travail qui a conduit certains collègues dont le travail analytique avait fait l’impasse sur ces « détails » de l’histoire, à évoluer, à changer leurs opinions y compris politiques.
Voilà pourquoi je continuerai quant à moi à écouter les collègues russes, comme les ukrainiens , les français et même les chinois , c’est-à-dire tous ceux qui continuent à avoir confiance en la psychanalyse, afin de leur permettre d’entendre ce qu’ils peuvent avoir à dire.
Notes:
[1] https://www.journal-psychoanalysis.eu/
[2] La 14e division de grenadiers SS Galicie est formée d’Ukrainiens de Galicie au même titre que la 13e division de montagne de la Waffen SS Handschar, la première division SS recrutée parmi des volontaires non-germaniques du district de Galicie du gouvernement-général. La formation de cette division se fait avec l’appui actif de l’Église grecque-catholique ukrainienne avec des chapelains dans le rang des dirigeants. L’excédent de volontaires (entre 80 et 90 000) est autorisé à participer à une formation avec les 5e, 6e, 7e, et 8e régiments de volontaires SS, et avec le 204e bataillon. Par la suite une partie de l’excédent est utilisée pour la création d’autres divisions. Elles seront supprimées à Brody (Ukraine), en juin 1944. En février 1944, deux groupes de combat sont encore formés, orientés vers des actions anti-partisans dans le district de Galicie, en même temps que les régiments SS « Galicie » 4 et 5, déjà actifs dans la région. https://fr.wikipedia.org/wiki/Collaboration_en_Ukraine_durant_la_Seconde_Guerre_mondiale#Division_SS_%C2%AB_Galicie_%C2%BB
[3] https://www.ktotv.com/video/00037034/la-shoah-par-balles
[4] Stepan Andriïovytch Bandera (1909-1959)est un homme politique et idéologue nationaliste ukrainien, commandant de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) et dirigeant de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN-B), à tendance fasciste et violement antisémite. Il lutte aux côtés des nazis pour l’indépendance de l’Ukraine contre la Pologne et l’Union soviétique.
Bio:
Claude Schauder psychanalyste, ancien professeur assoc. des Universités en psychopathologie clinique. Strasbourg.